Le multiculturalisme ou l’acceptation sociale des étrangers

L’évolution des sociétés modernes n’a pas permis d’évacuer les comportements racistes, pas plus que l’idéologie elle-même. Celle-ci, au contraire, a survécu et sa métamorphose discrète s’est opérée dans la foulée des arguments avancés par les mouvements antiracistes sans que ceux-ci prennent conscience de l’arme à double tranchant ainsi créée. De plus, la dénonciation scientifique des théories biologiques des races humaines n’a pas eu l’écho escompté dans le corps social. On continue à s’affronter dans un espace limité pour des ressources tout autant limitées. Période de récession et de crise économique oblige, l’intolérance grandit et l’altérité visible de l’Autre est de plus en plus prise à partie. L’étranger est souvent le premier à être expulsé ou à tout le moins exclu de la société, puisqu’il incarne l’usurpateur, celui qui dérange, celui qui n’a pas droit de cité.

À une époque où le système international évolue vers la mondialisation par la voie de l’unification économique, étape ultime du capitalisme, les nouvelles immigrations déstabilisent le jeu sur l’échiquier international. Conséquences de l’asymétrie démographique que les économies du Sud sont incapables d’absorber et du déséquilibre entre le Nord et le Sud quant à la répartition des richesses mondiales, les migrations internationales provoquent des déséquilibres structurels supplémentaires, au Nord comme au Sud.

Dans les sociétés contemporaines des États du Nord, le problème du racisme est dorénavant associé à des préoccupations pour les flux migratoires sud / nord apparemment irréversibles. Dans un contexte social et politique de plus en plus dominé par l’idéologie du relativisme culturel, les nouvelles immigrations, par le pluralisme qu’elles engendrent, contribuent à fragiliser la structure fondamentale de l’État-nation.
Or, bien que les comportements racistes soient souvent présentés comme un exutoire aux problèmes économiques, le racisme contemporain découle principalement de la logique adoptée par l’État pour faire face aux nouvelles immigrations et à leur intégration dans la société.
Ainsi, dans un contexte politique modelé par des revendications identitaires multiples, les politiques mondiales du multiculturalisme stigmatise davantage ceux qu’elle prétend intégrer et, de ce fait, alimente la résurgence du racisme et complique l’intervention. L’usage fréquemment inapproprié du terme « racisme» a favorisé la dissolution progressive de la valeur du concept et a de ce fait créé une ambiguïté persistante quant à la véritable nature du racisme. L’incompréhension du phénomène qui en découle rend d’autant plus difficile une lutte ordonnée et efficace. Il apparaît d’ores et déjà que le racisme fait référence à un phénomène plus complexe que ne le laissent croire les explications figées des mouvements antiracistes traditionnels.
Poussée au terme de sa logique, la théorie gobinienne des races alliée à une interprétation du « darwinisme social » accréditant la supposée supériorité aryenne donnera lieu dans l’Allemagne nazie à la démence génocidaire bien connue. Cette débâcle honteuse pour l’Occident et l’humanité en général amènera la communauté internationale à nier tout fondement scientifique à la doctrine biologique de l’inégalité naturelle des races. Ce déni d’existence, confirmé dans la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux de 1978 de l’UNESCO, laissait croire en la disparition du racisme comme idéologie. Pourtant, il semble bien qu’au contraire, le phénomène ait survécu grâce à sa capacité de métamorphose.

À cause de ces antécédents historiques, le racisme soit demeure assimilé à toute forme de haine ou de mépris, donc incarne l’intolérance même, soit fait référence presque exclusivement à l’extermination de masse par les Nazis. Ces interprétations limitées occultent cependant toute la zone d’ombre dans laquelle le racisme contemporain déploie ses nouveaux visages.
En effet, le discours raciste contemporain a su récupérer le discours du relativisme culturel et du droit à la différence en le détournant de son sens premier. L’affirmation exclusive des différences est utilisée en réponse à la hantise du « métissage culturel ». La différence s’érige en norme de préservation des entités communautaires. L’écart par rapport à cette norme fait surgir, à juste titre, l’angoisse de la dissolution finale des identités collectives dans un universalisme abstrait. Le néo-racisme exploite ainsi à fond les réalités différentielles immédiates (couleur de peau, accent, langue) pour promouvoir sa défense des identités culturelles supposément menacées et, ce faisant, s’apparente à un antiracisme authentique. Le néo-racisme s’est donc articulé autour de deux axes principaux empruntés aux antiracistes et au mouvement des droits de la personne, soit la défense des identités culturelles et l’éloge de la différence par le moyen du « droit à la différence ». L’idéologie de la différence se situe dans un cadre double, soit, premièrement, les formes contemporaines hégémoniques d’individualisme et, deuxièmement, les réactions ethnistes douces (régionalismes) ou violentes (terrorisme-indépendantisme).

Le néo-racisme, quant à lui, utilise concurremment l’éloge de la différence (hétérophilie) ou le rejet de la différence (hétérophobie). Ses deux arguments fétiches consistent dans l’existence d’un seuil de tolérance et dans l’inadmissibilité supposée de certaines catégories de migrants, les non-blancs – ceux de l’autre hémisphère – étant le plus souvent visés.

L’idée du seuil cherche à conforter une majorité par l’érection d’une frontière artificielle qui établit la distance entre les deux univers disparates, le sien et celui de l’Autre. La notion de tolérance devient paradoxale en ce qu’elle n’incite plus au respect de la liberté de penser et d’agir d’autrui, mais prétend éviter l’intolérance en supprimant ou en diminuant son objet. La perception quasi biologique de la réaction d’intolérance accorde à cette dernière une crédibilité et une justification naturelles. Ce détour apparemment scientifique par le culturel pour expliquer l’intolérance justifie un retour au racisme original sous sa forme biologique. L’intolérance devient normale, puisque sa victime en est la cause.

Le problème du racisme dans les sociétés altérées par les nouvelles immigrations se confond avec celui de l’intégration dans des sociétés récemment devenues multiculturelles et multiraciales. Ce sont les paysages urbains des grandes métropoles du monde industrialisé qui se transforment, remettant en question par leur nouveau visage le sens profond de l’identité collective nationale. Les conflits qui surgissent sont des conflits de nationalité et de citoyenneté et s’expriment au travers des décalages de droits sociaux et politiques, des pratiques discriminatoires ou d’exclusion qui se jouent à l’intérieur d’un État national affaibli dans sa centralité même.
Dans nos États de droit fondés sur l’idéologie républicaine qui érige en paradigme des droits individuels la rationalité et la liberté, la culture et l’histoire cèdent leur importance significative dans la définition du lien collectif au profit de l’universalité de certaines qualités humaines. Dans un tel contexte, la nationalité et la citoyenneté se superposent au point de devenir des concepts interchangeables. En tant que concepts de « clôture sociale» alliant les localisations dans les structures sociales, la division du travail et les clivages culturels (linguistiques, religieux), elles permettent la création de sentiments communautaires d’appartenance et définissent par là même l’Autre. Les formes de stratification sociale qui en découlent ne s’appuient pas sur la nature biologique, ni sur des arguments génétiques, mais sur les modes d’accès au territoire, le droit de résidence, voire le droit de cité.
Le pluralisme culturel représente un modèle de construction des identités politiques sur des bases sub ou transnationales (ethnie, langue, religion…) et donne une légitimité internationale aux diasporas nationales. La société compartimentée en solidarités ethniques se doit d’assurer une distribution égale des richesses nationales à chaque segment culturel. Le processus de modernisation et de capitalisation qui a accompagné la formation de l’État-nation avait éliminé en bonne partie ce pluralisme grâce à une citoyenneté qui en permettait le nivellement. Le pluralisme actuel est postnational en ce qu’il multiplie les communautés politiques et donc les niveaux de citoyenneté au sein d’un même espace national. Ainsi, une série de groupes d’appartenance plus immédiats et plus concrets se forment au détriment d’une société plus solidaire dont la souplesse autorise la viabilité.

Pourtant, même dans cette logique, l’État-nation demeure le lieu privilégié de la construction des identités collectives et le multiculturalisme s’avère comme moyen de rapprochement des peuples du monde.
Mais, La logique du multiculturalisme, bien qu’animée d’un désir sincère d’équité sociale, se révèle génératrice de tension. Le principe de particularisme qui la sous-tend s’oppose profondément au principe d’universalisme sur lequel repose le système de valeurs et de traditions (valeurs liées à la citoyenneté, à la participation politique, à la justice, à l’égalité et aux droits humains en général) qui sert d’assise à la société libérale et démocratique. Cette reconnaissance politique entraîne la mutation des populations immigrées en minorités ethniques et comporte le risque d’un morcellement de la société en groupes ou coalitions d’intérêts, fondés sur l’ethnie ou la race, qui se disputent leur part des ressources limitées.
Ainsi, la lutte contre le racisme en travail social est à la fois une exigence liée aux valeurs fondamentales du service social et aux missions qui lui sont confiées par l’État. Il ne suffit pas de se mobiliser contre le racisme ou de créer des associations antiracistes pour y parvenir. Au contraire, il faudra que les mouvements antiraciste et raciste se rejoignent par l’érection de barrières (culturelle ou raciale) entre les communautés. Sans analyse des enjeux politiques, des idéologies prônées par les uns comme par les autres et, surtout, des effets pervers de la défense des identités culturelles et du droit à la différence, l’intervenant risque, en toute bonne foi, de contribuer à ériger de nouvelles barrières et à attiser les tensions sociales et politiques entre des citoyens ethnicisés.

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