Quand le métissage socio-culturel met fin aux clivages du racisme


Les questions raciales ont depuis très longtemps occupé une place assez singulière dans les relations internationales entre peuples. Conçue parfois comme un clivage pour certains qui refusent l’acceptation de la différence chez l’autre, la race a inspiré de grands auteurs du monde culturel pour rebâtir la cohésion humaine des gens du monde. Ce faisant, de nombreux colloques sont tenus depuis des années avec la participation des experts du monde culturel parmi lesquels nous pouvons citer le poète et essayiste cubain Roberto Fernandez Retamar.

Professeur à la Havane, il avait déjà conceptualisé, il y a de cela plus d’une décennie, le métissage culturel comme une fin du racisme mondial.
Pour lui, le très discutable concept de « race » est né à l’aube du capitalisme, afin de justifier les déprédations colonialistes sans lesquelles à commencer par l’effroyable esclavage, comme l’a expliqué le Trinidadien Eric Williams le capitalisme que nous connaissons n’aurait pas été. Roberto Fernandez soutient en réalité que le mot « race », lui-même, n’existe en aucune langue dans l’acception qu’il allait prendre alors et qu’il a fallu emprunter à la zoologie, ce qui n’est pas peu dire.

Dans son nouveau sens, il fait abstraction de différences culturelles souvent considérables, et proclame une homogénéité tellement artificielle que Marti, irrité, a pu s’écrier : « Il n’y a pas de haine raciale, parce qu’il n’y a pas de races », et Fanon, que « le nègre » est une invention du colonisateur. Certes, il y a des différences somatiques, d’origine génétique, qui se manifestent, sous des aspects visibles ou non, par des prédispositions ou des résistances à certaines maladies, etc. Un point c’est tout.

Dans son analyse pertinente, Roberto Fernandez trouvait déjà que les races ne déterminent pas les cultures car elles ne déterminent rien de fondamental. Les cultures sont des créations de l’homme en marge des races, et s’il y a un rapport, comme cela arrive parfois, entre les deux, ce qui est impliqué dans ce rapport, c’est que les cultures modifient les races, et non l’in verse. L’anthropologue français Claude Lévi-Strauss n’a-t-il pas dit que toutes les cultures marquent les corps de leur empreinte ? Chacun peut en faire la preuve tous les jours. Il suffit de se promener dans les villes d’une prestigieuse civilisation qui vit encore pour constater que les femmes dans ce cas comme dans bien d’autres, elles font montre de beaucoup plus d’imagination que les hommes ont l’habitude de se percer les oreilles et d’y suspendre les objets les plus divers, qu’elles se fardent les lèvres, les joues, les paupières et les ongles (« Qui se fardent pour s’effacer », a dit le poète français Paul Eluard), donnent des formes multiples à leur chevelure, s’épilent différentes parties du corps, etc. Bien entendu, ces villes peuvent être New York, Paris ou Londres, et la culture en question est la culture occidentale, culture syncrétique s’il en fut.

Pour l’auteur, des faits de cette nature montrent à l’évidence qu’en règle générale on est un métis culturel indépendamment du métissage racial. Et ce processus par lequel on arrive au « donnant donnant » qu’est tout métissage culturel, l’écrivain cubain Fernando Ortiz l’a, avec bonheur, appelé transculturation. Si une prétendue justification du colonialisme est à l’origine du préjugé racial, ce n’est donc pas le seul métissage, de race ou de culture, qui le fera disparaître, mais la suppression de la cause, à savoir toute forme de colonialisme, de néo-colonialisme, d’impérialisme, d’oppression. Tant qu’un pays « appartiendra » à un autre, tant que des hommes en exploiteront d’autres peu importe le degré de métissage, ou de gaieté du carnaval à Rio, toujours vivant, du racisme continuera d’engendrer le racisme. Il y a même quelques dangers dans cette idée que le métissage à lui seul le ferait disparaître. Deux aspects sont à souligner : tout d’abord, dans une certaine mesure, Fernandez déclarait que l’impression que la race est paradoxalement assimilée à la culture, laisse entendre qu’au-delà de sa condition biologique, relativement peu importante, la race a aussi une incidence historique, comme certains l’ont pensé, de Gobineau à Hitler.

Ensuite, le fait de proposer le métissage comme solution du racisme appartient, en fin de compte, au domaine des illusions du genre de la négritude. On sait que le mot, dont la fortune revient au mémorable poème du Martiniquais Aimé Césaire, a finalement couvert une nouvelle mystification. Pourtant, avant même de se prévaloir de ce nom, la négritude, dans son exaltation du Noir par des hommes comme le Jamaïquain Marcus Garvey, a présenté des côtés indubitablement positifs. Il serait donc injuste de nier tout ce que nous devons à des revendications de cet ordre, en ce qu’elles font respecter et admirer l’une de nos racines essentielles.
Mais la dénaturation ultérieure dont a souffert le concept a fini par le disqualifier. Un livre récent du poète haïtien René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, retrace avec exactitude les avatars de ce qui fut à l’origine une noble tentative pour, à la fin, devenir une arme hostile. Ce qui barre vraiment la route, toutes bannières déployées, au racisme, c’est l’attitude ouvertement anticolonialiste et anti-oppressive d’hommes tels que le Portoricain Ramón E. Betances, divulgateur de grandes figures haïtiennes et apôtre de l’indépendance de son pays ou que le Haïtien Anténor Firmin qui, dans un ouvrage de 1885, De l’égalité des races humaines, affirmait : « La doctrine antiphilosophique et pseudoscientifique de l’inégalité des races ne repose que sur l’idée de l’exploitation de l’homme par l’homme », ou encore que le Cubain José Marti, dont la lutte est bien connue, et qui écrivait en 1893 : « L’homme n’a aucun droit particulier du fait qu’il appartienne à une race ou à une autre : qu’on dise homme, et tous les droits sont dits. (…) Homme est plus que blanc, plus que mulâtre, plus que noir » ; ou, enfin, que le Martiniquais Frantz Fanon qui, vingt ans après sa mort, reste dans la bataille.

Roberto Fernandez trouve en réalité que le métissage, à la fois racial et culturel, est certes une étape indispensable dans la marche vers l’extirpation du racisme, mais ce n’est pas une étape suffisante. A cet égard, il ne faudrait pas nier l’énorme importance du métissage, mais la condition de deus ex machina qu’on veut lui prêter. C’est d’abord dans certains faits que les pas décisifs sont franchis pour en finir avec le racisme : ainsi l’extraordinaire révolution haïtienne, seuil de l’indépendance de l’Amérique, ainsi la constitution de nations dans la lutte pour l’indépendance, en l’occurence la République dominicaine et Cuba, au cours de la seconde moitié du 19e siècle, d’où sont sortis des « leaders » comme Gregorio Luperón et Antonio Maceo qui, avant d’être blancs, noirs ou mulâtres, étaient de grands citoyens de leur patrie respective et du monde.

C’est en des termes d’une beauté rarement égalée que le poème « Bois d’ébène », du Haïtien Jacques Roumain, exprime ce projet vital : « Afrique, j’ai gardé ta mémoire, Afrique / tu es en moi / comme l’écharde dans la blessure / comme un fétiche tutélaire au centre du village / (…) POURTANT / je ne veux être que de votre race / ouvriers paysans de tous les pays. » C’est dans un tel esprit, de combat fraternel, que l’homme (aux Antilles, dans le monde) marche vers son unité sans perdre sa multiplicité, que nous préférons appeler sa richesse, richesse qui s’exprimera par la plus grande variété de couleurs et de rythmes, de musiques et de rêves.
Une habitude paresseuse fait que l’on nomme « blanc » aussi bien l’homme du nord, au teint et aux cheveux de lin que le méditerranéen olivâtre, aux cheveux noirs. A un stade supérieur, jusqu’au nom de « race » lui-même sera oublié ou rendu à son origine zoologique et, d’un bout à l’autre de la planète, on répétera, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle, les mots, aujourd’hui encore inusités, de José Marti : « La patrie c’est l’humanité. ».

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